Quel rapport entretient l’art vivant, ou plus précisément la danse, avec la fiction ? Le type de travail chorégraphique que j’ai préconisé a souvent eu pour ambition un certain rapprochement avec une certaine « réalité » : en plaçant les interprètes dans leur propre rôle, en traversant le quatrième mur, en nommant l’œuvre au sein même de l’œuvre en train de se faire, etc. Toutes stratégies qui ont eu pour effet d’amincir la distance entre l’art, l’artiste, le spectateur et la vie. Distance qui, après avoir subi sa cure de minceur, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout.
La question du vrai n’est pas récente. La notion de 4e mur est apparue au 18e siècle justement pour permettre aux comédiens de tourner le dos au public, créant ainsi un jeu plus naturel, plus « vrai ». C’est tout le paradoxe qui continue à habiter et à nourrir l’art vivant. Les codes et les techniques, même celles qui souhaitent libérer le corps, l’encarcanent et lui donnent sa facture fabriquée. Quel serait ce corps « véritable », alors que chacun de nos comportements est dicté par nos apprentissages ? Et un corps qui ne serait pas rompu aux codes de la représentation serait-il pour autant libre ?
À mon sens, la scène n’est peut-être que le cadrage placé autour de l’aspect construit et artificiel de nos vies. Barbara Formis dirait artificiel. Entre la scène et la vie, un continuum de vrais et de faux, qui permet à l’art d’être rempli de vérités, et à la vie d’être remplie d’écritures, de partitions, de prévisibilité. Tout ce qui se passe sur la scène est vrai : la coprésence des agents rassemblés, artistes et spectateurs, l’aspect immédiat (sans médiation) de l’expérience de l’œuvre, l’unicité du moment, non reproductible à l’identique. Et tout est faux : les artifices de la représentation, le décorum du spectacle, la partition de l’œuvre, qui, peut importe son degré d’aléatoire, fera toujours office de partition, de texte à jouer.
N’est-ce pas aussi là notre lot quotidien ? Notre day-to-day n’est-il pas aussi un enchevêtrement complexe de réel et de fiction ? Cela rend l’idée de réalité toute relative. Nous pourrions dire que le spectacle le plus « réaliste » serait celui qui pourrait dépeindre avec le plus de correspondances la réalité (laquelle ?) ou le quotidien (celui de qui ?). Pourtant, le mouvement dansé le plus complexe dépeint lui aussi une réalité, moins commune au plus grand nombre, certes, mais tout aussi valide, et partagée à tout le moins par tous ceux en mesure de l’exécuter (les danseurs) comme faisant eux aussi partie du monde et de sa réalité. Ainsi, le spectacle est pour moi toujours et aussi pertinent dans sa manière de refléter ce que nous sommes, jusque dans notre rapport ambigu et paradoxal au réel et au véritable.
– Marie Béland
Photo : Zoey Gauld et Dany Desjardins © Mathieu Doyon